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Sur la route d’ « Arba ‘în », le plus grand pèlerinage du monde !
Sur la route de Arba‘în, théâtre du plus grand pèlerinage du monde !
Voici le témoignage d’une photographe française(1) de la marche de Arba‘în à laquelle elle a participé en l’an 2021 (1443H).
L’événement de la marche d’Arba‘în(2), bannie sous le règne de Saddam Hussein (1979-2003), a été par la suite la cible de plusieurs attentats terroristes meurtriers de la part de Daech. Et pourtant, depuis l’invasion américaine en 2003, les rangs de fidèles participant au pèlerinage n’ont cessé de croître. Tous les ans, les fidèles chiites prennent la route des quatre coins de l’Irak, et au-delà, pour honorer le martyre de [l’Imam] al-Hussein(p) dont le soulèvement contre l’oppression et son refus de prêter l’allégeance au calife tyran Yazid fait de lui un objet de profonde vénération.
Pourtant, ce pèlerinage qui rassemblait, pré-covid, plus de 17 millions de pèlerins, et qui compte parmi les plus grands rassemblements au monde, est bien occulté des médias occidentaux. Par rapport au pèlerinage du Hajj à la Mecque, en Arabie Saoudite, Arba‘în est près de 5 fois plus important. Comment se fait-il que je n’avais alors jamais vu d’images de ce grand rassemblement ?
Une fois sur la route de Bagdad vers la ville sainte de Karbala’, le pèlerinage avait déjà commencé. J’admirais à travers la vitre la foule compacte qui crapahutait sous un soleil ardent : femmes, enfants, vieillards. Toutes les générations étaient rassemblées. Dans cette masse mouvante, flottaient diverses bannières noires commémorant ‘Achoura, d’autres représentaient les milices paramilitaires chiites des Hashd ash-Sha‘bi, et bien sûr il y avait les drapeaux à l’effigie de l’Imam Hussein – celui pour qui les fidèles pleuraient au souvenir de sa mort atroce, et, ce faisant, réaffirmaient leur engagement en faveur de ses idéaux.
En chemin, les stéréos grésillaient aux chants de diverses prières, les parfums d’encens et d’ambre fusionnaient, des chariots colorés, poussés par la force des hommes, transportaient vieillards et invalides, des photos de martyrs miroitaient sur les pancartes et ‘abayas’, et les tasses et plats offerts par les fidèles s’entrechoquaient sur des plateaux argentés. C’était une véritable myriade de jus d’abricots, de thés au citron et de ‘shawarmas’ poulet. Sur cette étonnante autoroute de mets à ciel ouvert, les ‘mawkeb’ (tentes), les zones de repos, les espaces de prière et de soin, étaient parsemés çà et là. Il y avait dans ce bouillonnement, dans cette générosité envers l’autre, quelque chose de véritablement grisant. La marche sur cette route vers Karbala donnait le ton : ici chacun offre et reçoit. Les kilomètres traversés auprès de millions d’autres fidèles, à manger la même nourriture, à partager les mêmes tentes, ou à dormir à même le sol, participent déjà à cette parenthèse où l’individualisme est mis de côté au profit d’une humilité collective.
J’arrivais à Karbala de nuit. La ville, traversée par de haut palmiers, était illuminée de néons rouges. Il y avait aussi plusieurs barrages de sécurité à franchir, signe d’une ville encore sous haute tension et protection. Dans ce décor surréaliste, les fidèles déambulaient dans tous les sens, certains pour aller au Holy Shrine, d’autres pour retrouver leurs hébergements. Il me semblait, à ce moment-là, voir grouiller une fourmilière à échelle humaine, aussi frénétique que bien organisée.
La nuit, nous étions logées chez des habitants locaux de Karbala, des hôtes véritablement formidables, nous recevant comme des rois, offrant de leur temps et des plats typiques irakiens, la femme Zeinab me prêtant son hijab et son abaya. Après leur avoir fait part de notre reconnaissance, Hassan m’a répondu : « Peu importe la personne qui frappe à ma porte, je lui offrirai l’hospitalité. Il y a toujours un majlis et de la nourriture pour accueillir les personnes de passage. Et je sais que si je venais à être dans le besoin dans une autre ville d’Irak, on m’hébergerait aussi de la sorte. » Je n’ai pas pu m’empêcher de penser que si un étranger toquait à la porte d’une maison en France, il aurait plus de chances d’être accueilli par un bon coup de pied et un appel à la police. Qu’avons-nous fait de notre civilisation, pour être obnubilés par la peur de l’autre et oublier les règles de bienséance les plus élémentaires ?
Ce n’était pas la première fois que j’allais dans un pèlerinage, ou dans des lieux saints de diverses religions, mais mon expérience à Karbala était fascinante du fait de l’échelle et de l’amplitude de l’évènement. Aujourd’hui encore, ‘Achoura et Arba‘în commémorant respectivement le début et la fin de cette période de deuil, symbolisent la lutte contre l’oppression et les injustices en référence à cet événement historique. La ville sainte continue d’être l’exutoire du chagrin de ce sacrifice et de la reconnaissance de ce martyr devenu guide spirituel. Entre pleurs et prières, prières et latmiyat (frappes sur la poitrine), exaltation physique et force spirituelle, les millions de fidèles de la ville participent à cette énergie cathartique commune. Embarquée dans cette foule à perte de vue, je me souviens m’être arrêtée pour regarder l’océan d’abayas noires devant moi. Il y avait quelque chose d’envoûtant dont j’étais spectatrice. Avant de me rendre compte, que moi aussi je faisais partie de cet océan. Dissimulée sous mon abaya noire, j’étais une composante de cette marée humaine. C’était la première fois que je sentais une telle sensation : celle de faire partie d’un corps collectif mouvant, dont la force et l’héritage millénaire me dépassaient.
Dans la partie réservée aux femmes du mausolée de l’imam Hussein, beaucoup de fidèles étaient venues de l’étranger. D’Iran bien sûr, mais aussi du Golfe, du Pakistan, et d’Afghanistan. Mon visage aux traits asiatiques intriguait. Qu’est-ce qu’une métisse franco-thaïe, baragouinant le libanais, venait faire là ? Les regards curieux et bienveillants se posaient sur moi, et les plus intrépides m’interrogeaient : « D’où viens-tu ? De France et de Thaïlande ? Ah tu es venue au pèlerinage depuis la Thaïlande ! »
Immédiatement leurs visages s’illuminaient, ravis de découvrir une personne venant d’aussi loin pour l’occasion. J’avais à peine le temps de sourire et d’hocher la tête, qu’une vieille dame était déjà en train de m’embrasser les mains. Touchée, je ne pouvais couper court à cette marque d’affection, et demandais pardon intérieurement pour ce quiproquo, sous le dôme étoilé du mausolée.
À l’intérieur du sanctuaire, des gardes armés de plumeaux dirigeaient la foule vers la bonne direction. Ils brandissaient l’objet coloré, à gauche, à droite, et tapotaient la tête de ceux qui entravaient le chemin. Je ris à la vue de ces objets, qui me paraissent si obsolètes, mais qui avaient réussi à trouver ici une nouvelle utilité. Avant de moi-même recevoir le coup fatidique sur la tête. Malgré l’absurdité de la scène, c’est aussi sous ce dôme orné de mosaïques et de miroirs que j’ai eu mes plus remarquables moments d’échanges et de solennité. Une Irakienne de Karbala, voyant que j’étais étrangère, m’accueillit dans cet espace de recueillement avec ces paroles : « Sois la bienvenue car cette marche est une marche spirituelle, et Arba‘în est sans aucun doute une révolution. C’est une révolution pour démontrer que l’Islam est une religion de paix, d’amour et de soin des autres. C’est une révolution, car ici les pauvres peuvent nourrir les riches, les personnes déçues par leur propre situation sociale peuvent épauler le visiteur. C’est une occasion où l’on peut voir des médecins servir gratuitement, et les malades assister des valides. C’est un événement où les femmes marchent avec fierté et dignité, malgré leur épuisement. »
Il y avait aussi Batoul, cette adolescente anglo-irakienne qui vit à Londres et qui partageait ainsi son expérience du pèlerinage : « Je suis venue faire Arba‘în pour la première fois. Mon plus beau souvenir était la marche de Najaf (l’autre ville sainte du pays) à Karbala. Les gens marchaient ensemble sur quatre-vingts kilomètres, et ils se donnaient tout : un toit, de la nourriture, des massages pour reposer leurs corps fatigués. Ça m’a même fait pleurer. Ça vous apprend à être patient, ça vous apprend à être bon l’un envers l’autre. On a affronté quatre jours de marche à pied, à dormir à moitié la nuit, à moitié le jour, à se faire nourrir et héberger par les pauvres. C’est complètement gratuit, ils économisent pour payer ça de leur poche. Et ça vous donne juste envie de donner en retour.»
Les mots échangés avec ces femmes, vecteurs de tant d’humilité et de compassion, étaient peut-être les plus beaux messages d’humanité que je pouvais recevoir pour commencer ma trentième année(3).
Aline Deschamps
(1)Aline Deschamps, une photographe franco-thaïlandaise, basée à Beyrouth, dont le travail est lié à des questions d’identité telles que l’exil, la migration et l’héritage culturel.
(2)dont le nom signifie littéralement « quarante », marquant la fin d’une période de deuil de quarante jours en hommage au petit-fils du Prophète Mohammed(s), al-Hussein fils de ‘Alî(p).
(3)Le jour de « Arba‘în » de cette année-là tombait le 27 septembre, correspondant au jour de mon trentième anniversaire. « Et célébrer ses 30 ans dans un pèlerinage chiite en Irak, ce n’est pas rien ! ».
www.lumieres-spirituelles.net No123 – Muharram-Safar 1445 – Juil.Août.Sept. 2023
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